Tous dopés ? Les AINS dans le trail, état des lieux
Le trail a une épée de Damoclès au-dessus de la tête, celle du dopage. Pourtant une pratique semble profondément ancrée : la prise d’anti-inflammatoire, malgré ses risques dramatiques pour la santé.
Dopage dans le trail, mythe ou réalité ?
Le Festival des Templiers 2024 a ravivé une polémique brûlante. Sur dix athlètes élites testés par l’organisme privé « Athletes for Transparency », cinq avaient consommé des anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) avant la course, en dépit de leur interdiction par le règlement. Ces coureurs n’étaient pas ceux contrôlés au préalable par l’Agence Française de Lutte contre le Dopage (AFLD), mettant à l’abri des soupçons des athlètes comme Thomas Cardin, Benjamin Roubiol, Blandine l’Hirondel et Clémentine Geoffray, mais laissant planer une ombre sur les autres. L’opacité demeure à cause de 3 facteurs :
L’anonymat des athlètes incriminés, protégés par l’organisme privé ;
L’absence de sanctions de la part des organisateurs du Festival des Templiers, justifiée par le fait que la prise d’AINS aurait eu lieu hors de la compétition, et que l’interdiction est nouvelle dans le règlement ;
Le silence des sportifs, à l’exception de Théo Détienne et Benoît Cori, qui sont les seuls à avoir partagé officiellement les résultats de leur contrôle (à notre connaissance).
Ce scandale fait écho à l’affaire de l’UTMB 2021, où le même organisme avait détecté des substances interdites chez trois athlètes élites sans qu’aucune sanction ne soit appliquée. Là encore, l’anonymat avait été scrupuleusement préservé.
Une problématique qui dépasse le simple cadre réglementaire
L’usage des AINS en trail et ultra-trail dépasse la simple question du dopage. Il soulève trois enjeux cruciaux :
Un dopage déguisé ? Si les AINS ne sont pas classés parmi les substances dopantes, leur consommation aide la performance et frôle les limites éthiques et réglementaires.
Des risques sanitaires préoccupants. Comme le souligne Pannone et Abbott (2024), les AINS sont efficaces, et associés à des risques grave pour la santé surtout dans des contextes d’effort prolongé.
Une gestion des contrôles déroutante. Pourquoi des substances différentes sont-elles surveillées par des instances différentes, officielles (AFLD) et privées ?
Une chose est sûre, la pratique, bien que tolérée par certains, met en lumière des zones grises qui méritent d’être éclaircies. Creusons ces problématiques pour mieux comprendre les dérives possibles et leurs impacts.
Dopage ou conduite dopante ?
Avant tout, il est essentiel de distinguer le dopage de la conduite dopante.
L’Agence Française de Lutte contre le Dopage (AFLD) définit le dopage comme « une ou plusieurs violations des règles antidopage ». Ces violations, détaillées dans le Code Mondial Antidopage, incluent notamment la consommation de substances interdites répertoriées dans la Liste des Interdictions du Code Mondial Antidopage, un document harmonisé pour tous les sports et tous les pays. En cas de violation, les athlètes s’exposent à des sanctions disciplinaires, telles que la suspension.
À ce jour, les anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) ne font pas partie de cette liste internationale. Pourquoi ? Aujourd’hui cela est difficile à expliquer. La réponse réside certainement dans un certain manque de recul, ou d’intérêt de la part des organismes officiels. À titre de comparaison, seules neuf disciplines se sont vu attribuer une seule et unique substance supplémentaire spécifique interdite, à savoir les bêtabloquants. Ces disciplines sont l’automobile, le billard, les fléchettes, le golf, le mini-golf, le ski, le tir, le tir à l’arc et les sports subaquatiques.
La Liste des Interdictions du Code Mondial Antidopage.
La conduite dopante : une zone grise sans limites claires
La conduite dopante, c’est la zone grise. Elle est définie comme la consommation d’un produit pour surmonter un obstacle (réel ou perçu) dans le but d’améliorer ses performances. Si le produit n’est pas réglementé, cette pratique n’est pas interdite, mais elle peut poser des risques pour la santé. Contrairement au dopage, la conduite dopante ne se limite pas au domaine sportif : elle s’étend à la sphère personnelle et professionnelle.
Et c’est là que réside le problème. Avec une telle définition, où fixer la limite ? Prenons l’exemple du trail : consommer un AINS pour supporter la douleur constitue une conduite dopante. Mais que dire d’un café, d’un gel énergétique, ou même d’un verre d’eau ? Dans une certaine mesure, ils aident tous à « surmonter un obstacle pour améliorer ses performances ». Selon cette logique, un expresso un matin pour se réveiller après une mauvaise nuit est aussi une conduite dopante.
Cette absence de frontières claires rend la notion de conduite dopante floue, et surtout inefficace pour encadrer des pratiques réellement problématiques. Les AINS illustrent ce paradoxe. Bien qu’ils ne soient pas interdits, leur usage en trail et ultra-trail pose des risques sérieux pour la santé, comme le souligne l’étude de Pannone & Abbott (2024) et celle de Vauthier et al. en 2024.
Les AINS dans le trail et l’ultra
Ces substances peuvent masquer la douleur, repousser les limites du corps, mais surtout, dégrader significativement la santé. La littérature scientifique contemporaine a examiné la consommation d’AINS et d’autres médicaments en trail et ultra-trail, révélant que leur usage est tout sauf marginal dans le peloton.
Mashal et al. (2023) : Sur 81 coureurs testés après l’UTMB, près de 50 % avaient consommé des AINS pendant la course.
Bruso et al. (2010) : Parmi 5 coureurs hospitalisés après la Western Statespour hyponatrémie et rhabdomyolyse, 4 avaient pris des AINS.
Andre et al. (2020) : Parmi 169 participants à la 6000D, 23 % avaient consommés des AINS.
Robach et al. (2024) : Sur 412 finishers de l’UTMB, les analyses urinaires ont montré que 10% des échantillons contenaient des AINS.
Ces résultats mettent en lumière une pratique généralisée, souvent sans encadrement médical, et une méconnaissance des conséquences sur la santé.
Des risques bien réels
Contrairement à leur banalisation dans le peloton, les conséquences de la prise d’AINS sont loin d’être anodines. Pendant des efforts prolongés, leur consommation expose les athlètes à des dangers graves, bien documentés par la littérature scientifique :
Problèmes rénaux : Les AINS altèrent la circulation sanguine vers les reins, augmentant le risque d’insuffisance rénale aiguë, (p. ex. hyponatrémie) particulièrement en cas de déshydratation (Chabbey & Martin, 2019).
Troubles gastro-intestinaux : Ces médicaments fragilisent la muqueuse gastrique, entraînant douleurs, ulcères et hémorragies (Brennan et al., 2021), un risque exacerbé chez les sportifs d’endurance.
Risques cardiovasculaires : Tso et al. (2020) ont constaté une augmentation des risques d’hypertension et d’événements cardiovasculaires, amplifiés par une consommation prolongée d’AINS.
Une littérature encore limitée, mais alarmante
Malgré une documentation encore restreinte, les études existantes convergent sur un point : l’utilisation des AINS en trail et en ultra-trail constitue un risque médical significatif. Pannone et Abbott (2024) soulignent que les études sont trop peu nombreuses et souvent basées sur de petits échantillons, mais elles indiquent des liens clairs avec des complications comme l’insuffisance rénale aiguë, ou la rhabdomyolyse, deux conditions aboutissant la plupart du temps à une hospitalisation, voire un séjour en service de réanimation (p. ex. projet ULTRA-GRAVE par G. Millet et L. Gergelé).
Comment arrêter les AINS dans le trail ?
Pour moi, il ne fait aucun doute : rien ne justifie la prise d’AINS en trail ou en ultra-trail. Si une situation rend leur consommation inévitable, l’arrêt immédiat de la course s’impose comme une nécessité absolue. Et sur ce point, les experts sont unanimes.
Les recommandations actuelles insistent aussi sur la nécessité d’une éducation renforcée et d’un encadrement médical strict. Rosenbloom et al. (2022) prônent une approche centrée sur la sécurité, avec un dialogue transparent entre athlètes, entraîneurs et professionnels de santé. Warden (2010), quant à lui, souligne l’urgence de limiter l’usage prophylactique des AINS, pratique à haut risque et totalement injustifiée.
Certaines courses, comme l’UTMB dans le passé ou le Festival des Templiers depuis 2024, ont pris des mesures pour freiner cette consommation en compétition. Ces actions sont essentielles pour la santé des coureurs. Mais elles restent insuffisantes sans une application stricte des règlements. L’exemple des Templiers 2024 est édifiant : aucune sanction n’a été infligée malgré des contrôles positifs, ce qui envoie un signal ambigu au peloton.
Quatre questions-réponses pour mieux comprendre le dopage en trail.
Consommer des AINS pendant un trail est-il considéré comme du dopage ? Non. Ces produits ne figurent pas dans la Liste des Interdictions du Code Mondial Antidopage, il est donc impossible de les classer dans cette catégorie.
Consommer des AINS pendant un trail est-il une conduite dopante ? Oui. Cependant, cette zone grise du dopage, aux frontières mal définies, rend difficile la mise en place de sanctions claires et de mesures de prévention efficaces. Étiqueter cette pratique comme une conduite dopante ne suffit pas à tracer des limites nettes.
Les AINS ont-ils des effets significatifs sur la performance en trail ? Probablement, oui. Les études spécifiques sur les effets ergogéniques des AINS en trail, en ultra, et plus largement dans les sports d’endurance prolongée sont encore rares. Cependant, comme le soulignent Pannone & Abbott (2024), leurs mécanismes d’action principaux — la réduction de la douleur et de l’inflammation, cette dernière étant un facteur clé de l’arrêt ou de la baisse des performances lorsqu’elle atteint un certain seuil — laissent peu de doute quant à leur capacité à améliorer la performance en trail et en ultra.
Pourquoi des contrôles sur des substances différentes sont-ils opérés par des organismes distincts ? Parce que le trail est en retard. L’AFLD (organisme officiel) ne contrôle que les substances listées dans la Liste des Interdictions du Code Mondial Antidopage, ce qui exclut certaines pratiques ou substances pourtant pertinentes pour le trail. Conscients de cette limite, certains événements comme les Templiers ou l’UTMB ont décidé de combler ce vide en faisant appel à des organismes privés pour effectuer des contrôles plus complets. Cependant, ces organismes privés manquent parfois de légitimité, et les sanctions prévues par les règlements n’ont, à ce jour, jamais été appliquées. Cela envoie un message ambivalent, voire incompréhensible, aux athlètes.
Une solution à long terme, mais des actions immédiates
La vraie réponse réside sans doute dans l’ajout des AINS à la Liste des Interdictions du Code Mondial Antidopage. Pourtant, cette perspective semble encore lointaine. Les effets dopants des AINS, bien que récemment documentés, concernent trop peu de sports pour accélérer leur interdiction universelle. En attendant, l’arrêt de leur consommation repose sur deux piliers essentiels : la prévention et la sensibilisation.
Il est crucial que chaque athlète prenne conscience des risques dramatiques associés à l’usage des AINS. La performance ne peut jamais justifier de tels sacrifices sur la santé. Le véritable défi aujourd’hui est d’inculquer une éthique de course où la priorité est donnée à la santé et à la sécurité, au-delà des ambitions de performance. En somme, la solution commence par une prise de conscience collective et une volonté ferme de protéger le corps plutôt que de le pousser à ses limites au détriment de son intégrité.
Références
André, C., Girard, J., Gautier, S., Derambure, P., & Rochoy, M. (2020). Training modalities and self-medication behaviors in a sample of runners during an ultratrail. Science & Sports, 35(1), 48-e1.
Brennan, R., Wazaify, M., Shawabkeh, H., Boardley, I., McVeigh, J., & Van Hout, M. C. (2021). A scoping review of non-medical and extra-medical use of non-steroidal anti-inflammatory drugs (NSAIDs). Drug safety, 44, 917-928.
Bruso, J. R., Hoffman, M. D., Rogers, I. R., Lee, L., Towle, G., & Hew-Butler, T. (2010). Rhabdomyolysis and hyponatremia: a cluster of five cases at the 161-km 2009 Western States Endurance Run. Wilderness & Environmental Medicine, 21(4), 303-308.
Chabbey, E., & Martin, P. Y. (2019). Renal risks of NSAIDs in endurance sports. Revue Medicale Suisse, 15(639), 444-447.
Mashal, M. S., Bevalot, F., Citterio‐Quentin, A., Sallet, P., Nazari, Q. A., Guitton, J., & Machon, C. (2023). Comparative study between direct analysis in whole blood, oral fluid, and declaration of consumption for the prevalence of nonsteroidal anti‐inflammatory drugs and acetaminophen in ultratrail runners. Drug Testing and Analysis, 15(1), 97-103.
Pannone, E., & Abbott, R. (2024). What is known about the health effects of non-steroidal anti-inflammatory drug (NSAID) use in marathon and ultraendurance running: a scoping review. BMJ Open Sport & Exercise Medicine, 10(1), e001846.
Robach, P., Trebes, G., Buisson, C., Mechin, N., Mazzarino, M., Garribba, F., … & Bouzat, P. (2024). Prevalence of Drug Use in Ultra-Endurance Athletes. Medicine and science in sports and exercise.
Rosenbloom, C., Okholm Kryger, K., Carmody, S., & Broman, D. (2024). Non-steroidal anti-inflammatory drugs in football–a “Keeping SCORE” approach to judicious use. Science and Medicine in Football, 8(1), 1-5.
Tso, J., Hollowed, C., Liu, C., Alkhoder, A., Dommisse, M., Gowani, Z., ... & Kim, J. H. (2020). Nonsteroidal anti-inflammatory drugs and cardiovascular risk in American football. Medicine and science in sports and exercise, 52(12), 2522.
Vauthier, J. C., Touze, C., Mauvieux, B., Hingrand, C., Delaunay, P. L., Besnard, S., ... & Poussel, M. (2024). Increased risk of acute kidney injury in the first part of an ultra‐trail—Implications for abandonment. Physiological Reports, 12(9), e15935.
Warden, S. J. (2010). Prophylactic use of NSAIDs by athletes: a risk/benefit assessment. The Physician and sportsmedicine, 38(1), 132-138.